Jean-Bernard, berger de père en fils, monte chaque année en estive avec son troupeau de brebis Manech à tête noire, pour fabriquer le fameux fromage d’estive, en cohérence avec l’environnement naturel.

Coup de chance : après des semaines de pluie, le temps est finalement au beau fixe en cette matinée de juin, juste à temps pour notre rencontre avec Jean-Bernard Maitia. Le berger nous a donné rendez-vous aux « cabanes d’Urkulu », à une trentaine de minutes en voiture au-dessus de Saint-Jean-Pied de Port, à la limite de la frontière espagnole.

Au fur et à mesure que la route s’élève entre les montagnes d’un vert éclatant, les habitations se font plus rares. Seul le tintement des cloches des troupeaux de brebis vient troubler la quiétude du paysage. Alors que la voie s’étrécit et que nous commençons sérieusement à douter de notre itinéraire, soudain, au détour d’un ultime lacet, la cabane de Jean-Bernard apparaît.

 

C’est dans ce décor de carte postale, à presque 1300m d’altitude, que Jean-Bernard vit de mai à octobre, au milieu de ses 300 brebis.

Parmi la centaine d’éleveurs du territoire à emmener leur troupeau en estive, ces pâturages d’altitude connus pour la richesse et la diversité de leur flore, Jean-Bernard est l’un des seuls à traire, produire et affiner son fromage sur place, en cohérence avec l’environnement naturel. « De ma génération, nous ne sommes que deux ou trois bergers à monter en estive dès le printemps, à pratiquer la traite sur une longue période et à fabriquer du fromage. La plupart montent avec des brebis déjà taries ».

En effet, à l’origine, l’intérêt de l’estive résidait plus dans le fourrage que dans le fromage.

 
 

Les brebis étaient amenées en estive pour laisser au foin le temps de repousser sur les exploitations des plaines, et refaire des stocks de fourrage pour l’hiver.

Le fromage produit en altitude n’était alors qu’un moyen de nourrir ceux qui vivaient sur place, et son goût restait relativement secondaire. Il faut dire que les structures pastorales, la plupart du temps dépourvues de toit et de dallage, ne rassemblaient pas exactement les conditions idéales à la fabrication d’un fromage de qualité. Aujourd’hui, les choses ont changé, beaucoup de cayolars sont abrités, la plupart sont équipés de chauffe-eau,

et, quelques-uns, comme c’est le cas à Urkulu, recèlent entre leurs murs des fromages d’exception.

« J’ai toujours été attiré et intéressé par les fromages, surtout ceux faits en estive. Au décès de mon père, je me suis retrouvé à devoir m’occuper de l’estive. Assez rapidement, je me suis rendu compte qu’arriver en montagne avec des brebis déjà taries, et ne pas valoriser ce pâturage en fromages était une énorme bêtise, se remémore Jean-Bernard. D’autant plus qu’à Urkulu, toutes les conditions naturelles étaient réunies pour former une super estive fromagère ». Ce sont alors des années de pratique d’élevage dit « conventionnel », avec hormones et insémination artificielle, qu’il faut déconstruire, afin de remettre les animaux au diapason de la nature. Au bout d’une dizaine d’années, à force de tâtonnements, le berger est revenu à des méthodes d’élevage plus douces, laissant les brebis renouer avec leur cycle naturel de reproduction, entre juin et décembre. Lorsqu’elles montent en estive, après avoir agnelé, leur lait peut alors s’enrichir des saveurs des pâturages qu’elles broutent à longueur de journée. 

Une ode à la lenteur

Dans le cayolar de Jean-Bernard, de juin à octobre, le rituel matinal est immuable. « Je suis debout à 6h30. Je commence toujours par m’occuper un peu de moi, en prenant un café et en regardant le soleil se lever. Ensuite, je travaille en fromagerie : il y a le travail de la veille à terminer, le démoulage des fromages, le nettoyage du chaudron… Après seulement, j’attaque la traite ». Ici, point de machines : à l’estive, la traite s’est toujours faite manuellement, et Jean-Bernard tient à ce qu’elle le reste. « Je pourrai traire mécaniquement, la plupart le font, mais du coup, ils ne sont pas à l’écoute du lait. S’il y a une infection, la machine ne le voit pas. Et j’aime le contact avec les animaux, l’ambiance de la traite manuelle … C’est bien plus paisible qu’avec une machine à traire ! » Après les heures de traite vient le brassage, manuel lui aussi, et son lent mouvement circulaire, presque hypnotique.

Pendant près de trente minutes,

 

Jean-Bernard brasse sans relâche,

jusqu’à ce que la texture du caillé lui semble satisfaisante. Celui-ci sera ensuite mis à reposer, puis compacté et moulé à la main. Un travail de patience et de lenteur, à contre-courant des impératifs cadencés de la production industrielle. « Pour moi, cette méthode de fabrication va de soi, c’est tout simplement la meilleure manière de faire. Je n’ai pas envie qu’elle soit oubliée, et qu’au nom de la rentabilité économique, ce savoir-faire passe à la trappe ».

Et tant pis si cela signifie devoir tirer un trait sur l’AOP. Afin de profiter au maximum des vertus de l’estive, Jean-Bernard prolonge la traite jusqu’en septembre, se privant du même coup de la fameuse AOP Ossau-Iraty, dont le cahier des charges exclut les fromages fabriqués après août. Un mal pour un bien, selon celui qui a toujours préféré suivre son intuition plutôt que de se soumettre à des règles incohérentes. « J’ai toujours eu un caractère un peu rebelle, je n’aime pas me soumettre à des choses auxquelles je ne trouve pas de sens ». Selon le berger, l’appellation serait en effet trop permissive : « Cela ne sert à rien de mettre des cahiers de charge restrictifs au niveau de la production, si c’est pour autoriser ce qui est permis actuellement au niveau de la transformation. Tout un tas de procédés sont tolérés pour optimiser le produit, qu’il ne perde pas de poids… Résultat, il y a un réel écart entre les très bons fromages, et d’autres, plus banals. Et pourtant, tous bénéficient de l’appellation. Donc moi, je fais le fromage qu’on a toujours fait ici, que j’ai vu faire depuis presque cinquante ans. Et je ne tiens pas à l’appeler « Ossau-Iraty». »

Qu’à cela ne tienne, les fromages de Jean-Bernard n’ont pas besoin d’appellation, ni de poinçon, pour être reconnus. En témoignent les nombreuses commandes qu’il reçoit régulièrement des chefs étoilés de la région, même s’il assure n’avoir rien fait pour cela, hormis travailler sans relâche. « Pour vivre et produire comme je le fais, mentalement il faut être costaud, reconnaît le berger. Respecter le rythme naturel de la reproduction animale, chercher la bonne herbe là où elle se trouve, traire et brasser le fromage à la main, l’affiner sur place en profitant de l’environnement ambiant… À force de patience et d’abnégation, Jean-Bernard semble avoir réuni les conditions idéales à la fabrication d’un fromage d’estive d’exception. 

Une lutte pour préserver la diversité des races 

Ce travail exigeant est aussi une façon de rendre hommage à celles sans qui rien de tout cela ne serait possible : ses brebis. À l’inverse de beaucoup d’éleveurs, Jean-Bernard a fait le choix d’élever en grande majorité des Manech tête noire, l’une des trois races locales, aujourd’hui menacée de disparition. Délaissée au profit des Manech tête rousse, et des Basco-Béarnaise, au rendement plus élevé, les Manech tête noire sont pourtant les plus adaptées pour évoluer dans l’environnement montagnard. « C’est la race qui a été travaillée par les anciens sur plusieurs générations, tout au long du 20e siècle, pour produire du lait, un peu de viande… C’est la plus adaptée pour la transhumance, et son lait est plus riche en matières protéiniques ». De 200 000 il y a quelques années, le cheptel des têtes noires compte désormais à peine plus de 80 000 bêtes. Un déclin rapide, qui, s’il n’est pas endigué, pourrait tout simplement mener à la disparition de la race.

Alors, dès qu’il le peut, Jean-Bernard sensibilise à la cause de cette brebis menacée, et tente de valoriser les incroyables produits qui peuvent en être issus. « La diversité des races est essentielle à préserver pour lutter contre l’uniformisation de nos fromages. Or, si on ne parvient pas à identifier clairement les produits à partir de la tête noire, dans un contexte économique où les nouveaux éleveurs sont poussés à prendre des têtes rousses pour faire plus de volume, la race peut s’éteindre très vite ». 

En attendant, Jean-Bernard se réjouit discrètement de voir son fils de dix-huit ans marcher dans ses pas, même si rien n’est encore acté. « Que l’idée de reprendre l’exploitation lui traverse l’esprit, c’est déjà pas mal ! Le simple fait qu’il s’y intéresse signifie qu’il y a eu beaucoup de choses transmises, et ça, ça restera ancré, quoi qu’il arrive ». Les jeunes bergers et bergères sont en effet de plus en plus de nombreux à venir s’installer dans le Pays basque, et à vouloir fabriquer différemment, en accord avec ce que permet la nature. Un élan porteur d’espoir, qui laisse penser à Jean-Bernard que, malgré les difficultés, l’activité pastorale a encore de beaux jours devant elle.

Deux jours plus tard, la pluie a repris sur Bordeaux, quand un texto tombe. Une superbe photo de coucher de soleil sur les crêtes d’Urkulu s’affiche sur l’écran de mon portable, assortie de ces quelques mots de Jean-Bernard : « Voici le coucher de soleil hier soir. J’ai conscience du prix que me coûte le fait de pouvoir être ici, et vivre des instants de plénitude comme celui-là. Mais, entre nous, ça vaut le coup de résister, non ? » Sans nul doute.

Écrits par Coline de Silans